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Elle avait tout quitté. Le mari, l'appartement, les meubles. Elle laissait tout. Tout, sauf ses livres et une vieille couverture qui lui venait de sa grand mère. Dans la nuit, sous une pluie battante, elle traversait Le Havre en 4L pour le rejoindre. Le pare-brise trop petit l'agaçait. Les essuie-glaces ne chassaient pas assez vite la pluie. L'orage éclatait et son cœur explosait. Elle allait vivre avec lui, chez lui. Elle lui avait dit « je t'aime ». Ces mots avaient jailli de sa bouche. Elle ne s'y attendait pas. C'était la première fois. Les autres, elle les avaient aimés pour leurs yeux, leurs mains, leurs corps. Elle aimait faire l'amour. Jamais un « je t'aime » n'était sorti de sa bouche. C'était stupide et elle était remplie de bonheur. Il l'avait soulevée de terre, portée dans ses bras. Il lui avait dit « tu es comme un papillon ». Il écoutait le discours de Salvator Allende tout en longeant le bord de mer, son oreille collée à sa cassette. Il avait tout quitté. Il avait tout laissé. Tout, sauf ce discours d'adieu qu'il avait enregistré. Il était loin. Elle le regardait. Ses cheveux longs, noirs de jais, son tee-shirt délavé, ses tennis usées. La route avait été longue. Elle, en jean et pull-over rouge. Est-ce ainsi qu'elle lui avait plu ? Elle lui avait chuchoté à l'oreille qu'elle était mariée. Il avait plongé son regard dans ses yeux. Il ne le savait pas. Elle avait répondu qu'elle non plus ne le savait pas ! Et tout les deux avaient ri, pleinement heureux, d'être là. Elle avait trouvé une place pour garer sa voiture. Ses livres passeraient la nuit dans la 4L. Elle quittait un appartement haussmanien pour une chambre mansardée sans chauffage. Il partageait ce duplex avec des amis et avait choisi la chambre à l'écart des autres. Dans le salon au plancher qui craquait se trouvait un vieux canapé. Elle et lui, ses amis partis, préféraient s'installer sur le tapis devant la cheminée. Tout au long de la nuit, sans discontinuer, passaient les tangos du Quarteto Cedron et ils s'aimaient.

Sylvie

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EN ATTENDANT GELSOMINA.

Deux personnages attendent, Slame et Bucket. L'endroit désert est au bord d'une route. Auprès d'un viel arbre sec. Au loin, très loin, on distingue un chapiteau.

— Tu crois qu'elle viendra ?

— Qui ça ?

— Gelsomina.

— La p'tite avec un grain d'beauté sous l'œil gauche qu'on dirait une larme ?

— Oui. J'voudrai bien partager avec elle la valse de tout l'monde, pi j'aime bien moi la trompette, même quand ça couine.

— Pauvre enfant perdue... Attend encore un peu dit !

— Attendre, attendre, attendre ! On fait qu'ça d'attendre !

— Elle a le même chapeau qu'nous autres, le melon de d'la misère et d'la joie ! C'est vrai quand elle est là tout s'étoile !

— Tu vois... Toi aussi tu t'dis qu'c'est p't'êt' pas si mal, tout compte fait, si elle nous r'joint... Comme ça, Môssieur pourra dire : « Moi aussi je t'attendais ! ».

— Oui, bon, ben en attendant elle est toujours pas là ! Faut dire qu'ici rien ne peut arriver. Demain c'est aujourd'hui et avec un peu de chance hier aussi. Quand on n'sait pas ou on est, on n'sait pas non plus ou on va, surtout si on ne sait pas qui on est et qu'en plus on a envie d'aller nulle part... Alors j'attends. Le jour et la nuit. J'attends.

— Mais t'attends quoi au juste ? Je te dis qu'elle ne viendra plus maintenant !

— Hier l'arbre était sec et aujourd'hui il y a quelques feuilles. J'attends que les forts ouvrent leur cœur, j'attends que les briseurs de chaînes ne mentent plus et j'attends qu'un fou gracile nous illumine, j'attends que l'amour gagne et j'attends que la misère se taise. Alors j'attends.

— Ah ! Ben j'attends aussi.

— Elle est sur le chemin.

Jérôme