Trace Demain

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samedi 18 novembre 2017

VIES EN VRAC


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Clairelise


Un soldat à sa mère

Pourquoi faut-il que j'aille faire cette guerre ? je n'ai jamais quitté ma Bretagne. J'ai toujours eu envie de voyager mais j'ai peur de partir.

Tu crois que l'herbe est plus verte ailleurs ? me répète sans cesse ma petite mère. Je dis petite car elle ne fait qu'1m52 mais quel caractère !

Je ne veux pas lui faire de peine, elle a déjà perdu son mari (mon pauvre père), alors si moi aussi je meurs, qui va s'occuper d'elle ?

Mais si je meurs à la guerre, je serai un héros « Mort pour la France » et maman sera fière de moi. Il n'y a jamais eu de déserteur dans la famille, chacun doit faire son devoir, c'est ça être un bon chrétien.

C'est quand même bizarre qu'il faille tuer pour être un bon chrétien, mais c'est ainsi. L'autre est un danger pour moi et pour notre pays, je dois faire mon devoir.

J'ai peur maman ! j'ai envie de me marier, d'avoir des enfants  je suis né trop tôt je crois !

Dix ans plus tard, peut-être qu'il n'y aurait pas eu de guerre, mais qui peut savoir ?

Soizic

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Yves Gourmelen

Il était charpentier. Il ne s'appelait pas Joseph mais Yves, Jean-Louis, René Gourmelen si vous aviez l'accent de Quimper, Gourmelin, si vous étiez de Marseille. Allez savoir où il était né ?

Il est né en 1919, un an après la grande guerre, enfin plutôt la longue guerre, quatre ans elle a duré.

Son père qu'il a perdu quand il avait trois ans, n'a pas pu lui raconter. Mais sa mère n'a pas cessé de lui parler de ses souffrances durant cette période : qu'il fallait qu'elle s'occupe de la ferme, qu'elle n'avait pas à manger, et puis surtout qu'elle désespérait de retrouver son tendre mari, le père de Yves Gourmelen. Elle lui a appris la lutte, à ne pas céder devant l'ennemi, à se battre. Mais il y a plusieurs façons de se battre disait elle. D'abord, aller à l'école pour pouvoir ensuite reconstruire.

Alors Yves est allé à l'école et a obtenu son certificat d'études. Il s'en souvient, c'était la fête. Il l'a écrit dans son cahier. Il avait mis un beau costume, portait une lavallière, avait bien nettoyé ses galoches. Il avait 14 ans et déjà, après avoir bu quelques bolées de cidre, avait invité Marie-Louise, Malou qu'on l'appelait. L'avenir lui souriait et lui souriait à Malou.

Mais on était en 1933 ! Au loin des histoires reprenaient sur les boches ! Il a rongé son frein pendant trois ans à réparer le toit de l'église, puis celui de l'école, puis refaire la charpente de l'étable. Trois ans, c'est long alors que les anciens disaient entendre le bruit des bottes se rapprocher.

Alors, il est entré à l'école de canonnage pour s'embarquer sur le cuirassé « La Bretagne ». Son père s'était embarqué jadis, il était Terre-Neuvas. Mais Yves, lui n'allait pas à la pêche ! Non, il était canonnier. Il se battait comme sa mère lui avait appris. Au début, les tirs lui arrachaient les tympans. Ensuite, il comptait les bateaux ennemis coulés. Avec le temps, on aurait pu croire qu'il aimait ça. Pas vraiment ! C'était devenu mécanique. Pointer, mettre l'obus, amorcer, tirer. Il lui restait l'art du bien fait quand il était charpentier. Ainsi, il a été décoré pointeur. Mais le bruit des obus, les flammes des bateaux, les hurlements des hommes qui tombent à l'eau, ne laissent pas un homme comme Yves Gourmelen indifférent. Il a été démobilisé en 1941.

Sa mère était morte et Malou ne l'avait pas attendu. Il déambulait dans le village, sa ferme natale en ruine. Yves Gourmelen a fini par tenir le comptoir du bistrot de La Louise. A en perdre la tête, à prendre ses amis pour ses ennemis, à haranguer et insulter les passants. Un jour, le second pointeur a trouvé un fusil et là, dans la rue, il a tiré sur Thomas Marie. Elle a perdu ses 2 jambes.

Sur sa carte d'identité, il est écrit qu'elle mesure 1m51, la photo date d'après l'accident. Avant, elle était plus grande. C'est pourquoi, depuis, elle ne quitte pas sa coiffe qui la grandit d'un bon 60 centimètres. Le photographe, dans l'art du bien fait, prend soin de ce détail à chaque fois, pour lui tirer le portrait.

Sylvie

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Gourmelen

« Marie Anne Thomas, née et vécue à Ergue Gaberic. Blanche aux yeux gris. Le teint mat. Illettrée »

Elle ne savait ni lire ni écrire, ni lire… Ni écrire…

Quand on part de rien, on peut difficilement deviner son sort.

Dans ce « cul du monde », nécessité fait loi.

On ne vit pas, on survit.

Elle me disait souvent : « Prend le large ! Ou le blé noir t'aura à l'usure ! »

Je suis né tout juste après le vacarme, le bruit, la chiure, la sale guerre quoi…

A Lestonan, on me présente très tôt à un maître charpentier de marine, j'apprends, j’équarris, je taraude, tenons et mortaises, calfat, assemblage… Et puis la mère avait dit : « Prends la mer, c'est toujous mieux que d'avoir les sabots dans l'lisier ».

J'avais aussi l'œil bleu-blanc et je ne beurrais pas ma chevelure… Alors suis parti, j'ai laissé les outils pour les armes.

Mousse à la Royale, je ne saurais dire si c'était pire ou mieux que le lisier…

Et puis on grandit, on apprend, on s'bagarre, on s'accroche, c'est comme ça qu'j'ai pris du galon, pointeur, canonier pour finir quartier maître, un crabe comme on dit.

Depuis Brest j'ai commencé par caboter d'ici, là, avant de pendre le grand large. Bien des années sont passées…

Je m'souviens que j'embarque sur le cuirassier BRETAGNE, suis content c'est mon pays ça ! La chienlit revient, là c'était pas que les gros porcs d'industriels qui nous emmenaient à la crève, c'était l'idéologie, le p'tit moustachu avait pris de la hauteur sur la merditude sourde et aveugle, il s'était même serré la paluche avec l'autre grosse moustache des steppes. Toute la flotte a eu alors pour mission de rejoindre un poste stationné à Mers-el-Kebir, à côté d'Oran. J'me souviens encore en 1940 du discours du « Maréchal nous voilà » : « la Frrrraaaaance à capitulé,… ».

On attend. Du coup, plus d'alliance. Les tommys arrivent en approche vers nous à bord d'une barge. Nous sommes le 3 Juillet 1940. On a entendu dans les coursives qu'ils ne faut absolument pas que les fachos prennent la main sur notre belle flotte. « Faut dire que même si l'histoire de France nous a fait placer les déesses de l'agriculture sur nos pièces de monnaie, la Royale de l'époque était une marine des plus importantes, à faire pâlir la Reine d'Angleterre ! »

Les anglais nous demandent de rendre les armes, d'autres disent qu'ils faut nous saborder… J'attends les ordres à mon poste, mon pote Gaël fume sa clope et m'dit : « Ce n's'ra pas la première fois que les angliches vont nous la mettre ! ». C'était l'cas, les amiraux avaient tranché, le gros Winston avait vite décidé, c'était ou se remettre à Pétain ?

Alors ils ont canardé notre flotte, le BRETAGNE a pris salves sur salves à l'arrière, touchant presque aux soutes de munitions. Je me suviens de mes frères brulant sur les nappes de mazout en feu… Les noyades… La merde quoi ! L'horreur ! L'horreur.

En 1941 j'ai été démobilisé, je débarque à Toulon.

« Mers-el-Kebir, résultat : environ 1300 morts. Morts pour quelle France ? »

J'ai rencontré Catherine. Nous nous sommes unis en 1942. J'ai depuis tout fait pour ne plus y penser. C'est Catherine qui a rangé mon bracelet matricule et le reste dans une boite à biscuits. Elle y a aussi déposé son missel. À quoi bon prier…

Je me souviens, qu'au 4 heures, nous avions plaisir à savourer des crèpes dentelles de Madame Tanguy.

Jérôme

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bigoudaine

« Alors, cette enquête ? »

Voilà ce par quoi j'avais décidé de débuter mon récit.

La carte d'identité de cette bretonne commençait à m'inspirer. J'avais d'ailleurs cru au premier coup d'oeil à un permis de conduire : carte rose comme mon permis B. Enfin pour une bigoudaine née en 1884 il y avait peu de chances…

J'avais donc pensé à un genre de polar, on aurait retrouvé les fafs d'une victime avec un fromage blanc sur la tête, enfin des conneries comme d'habitude. Pour le plus grand bien de la littérature, cela s'est arrêté là !

C'est fascinant ces vieux papiers. Cette carte d'identité en l'occurence me parlait. Je ne saurais dire si mes origines bretonnes, quoiqu'à l'extrême opposé de cette région, y étaient pour quelque chose.

Je me revois enfant pendant des vacances à Trégunc, pas loin de Concarneau. Les quelques centaines de mètres qui nous séparaient de la plage étaient jalonnées de petites vieilles en costume traditionnel, assises sur le bord de la route, tube blanc impeccable dressé tel un trophée sur le crane, s'invectivant dans une langue étrangère ponctuée de « ec », de « oz », de « ic ». C'était comme si elles avaient été plantées là pour le plaisir des touristes. Pourtant nous n'étions pas chez les indiens comme dans une réserve !

J'ai ressenti cet exotisme devant cette carte d'identité. Un siècle avant ma découverte des indiens à moi — même si les plumes dressées étaient de dentelle — j'imaginais mal ce qui pouvait rattacher naturellement un peuple à sa nation… en dehors de la carte d'identité.

Que raconte cette bigoudaine sans sourire, au regard si peu concerné ?

J'ai alors cherché des traces de génie dans les autres vieux papiers étalés sur cette table de salon. Des diplômes de marin, de pointeur secondaire de la Marine Nationale datant de 1919, de canonnier…

Je commençai alors à dresser la trame d'une veuve qui avait vu partir son époux bien aimé sur les flots pour ne jamais revenir, à la gloire d'une cause nationale qui la dépassait.

J'ai renoncé. Que nenni du génie. Carte d'identité, photos, croix de guerre, certificat d'études… Chacun de ces papiers est en soi une histoire, à quoi bon en rajouter !

A force de les observer, je les ai entendus me raconter… SE raconter.

Christophe

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Le parcours d'Yves Gourmelen

Je marine… Je marine depuis tellement longtemps…

Je suis devenu une huile de la Marine Nationale… Je fluctuat mais je ne mergitur point… même pas à Mers-El-Kebir…

Je suis né le 25 août 1919… 19 19… deux chiffres 1 et 9 qui se doublent comme une vie qui se dédouble… Je suis né 2… J'avais un jumeau. J'ai un jumeau. Il s'appelle Andy. Un drôle de nom. Probablement English why not ? What else de toutes façons ? Quand nos parents nous appelaient, cela donnait : « Andy-Yves !! A table !! »… Par exemple…

Puis nos chemins se sont détournés. Pour Andy cap au sud et en route pour le Brésil et l'Afrique au gré des courants et de la vie qui nous donne des occasions… ou pas.

Pour moi, Yves, pas de cap au sud. Plutôt une vocation de cap'itaine au p'tit cours.

Nous avons eu notre certif' mon frère et moi le 14 juin 1933. J'étais fier d'Andy-Yves, ce duo qui ne faisait qu'un. Puis je me suis engagé dans la Marine Nationale. Je suis devenu pointeur secondaire, puis canonnier en 1936. Pointeur secondaire ne veut pas dire le deuxième qui pointe à la pétanque. Canonnier ne veut pas dire spécialiste des p'tits canons au bar de l'Amirauté. J'ai bourlingué. J'ai roulé ma bosse sur le pont des bateaux, ce qui n'est pas aisé, croyez-moi. J'ai gravi les échelons. Suis devenu capitaine sans savoir ce que devenait Andy cap au sud. Je ne m'en souciais plus vraiment, vivant pleinement ma vie de marin pas marrant marinant sur les ponts.

Puis survint cette drôle de guerre, puis cette guerre éclair, puis cette folie à Mers-El-Kébir. Une absurdité à laquelle je ne m'étais pas préparé… Canonnier pointeur secondaire capitaine pour ça ???

N'étant plus très nombreux, j'obtins la croix de guerre puis je gravis les échelons encore plus vite.

Devenu amiral lecteur de Jules verne après guerre, je me mis en quête de mon frère. Personne n'en avait entendu parler, personne ne l'avait croisé, ni dans le monde, ni à Ergué Garbéric, notre patelin de naissance. Il paraît qu'il n'y a que moi qui le connaît…

Je marine… Je marine depuis tellement longtemps dans cet hôpital psychiatrique… Andy n'a jamais existé. Andy-Yves était soi-disant ma partie cachée, ce qui pousse sous terre, ce qui calme de la solitude…

Je m'appelle Yves Gourmelen… et je me suis monté un bateau, et je flotte entre deux eaux, au gré des courants…

Quand retrouverai-je Andy ?

Marc

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d'après une photo

Une photo prise à la dérobée, par un de ces photographes qui, dans ces années-là où les appareils étaient un luxe, arpentaient les avenues fréquentées, vous figeaient puis vous tendaient un ticket avec un numéro pour aller chercher le tirage développé à la boutique.

Elle et ses deux filles. Les vestes boutonnées, les parapluies fermés disent qu'on est à l'abri d'une éventuelle averse mais aussi la prévoyance. Leurs ombres sur le trottoir indiquent un matin ou un soir. Vaguement, on distingue de la verdure, des pelouses.

Les petites regardent sans doute l'objectif, un instant suspendues, on le devine, non par l'instantané mais parce qu'elles ont posé, le temps d'un battement de cils. Elle, le buste penché, le front large, défie. Elle défie le photographe, elle défie le commerce qu'on fait de ces images prises à votre insu et elle défie la postérité.

Parce que l'avenir, c'est aussi ce que dit le présent saisi, cette mère et ses enfants, le père qui n'est pas là, qui est là-bas, dans ce pays qui n'en est pas vraiment un, dans cette guerre qui en est bien une. L'avenir, qu'est-ce qu'il lui réserve ? Une lettre qui dira un jour : « Madame, nous avons le douloureux devoir de vous annoncer… » ?

L'avenir, qu'est-ce que c'est pour ces deux gamines ? Elles grandissent sans voir une ombre qu'elles fuiront quand elle leur apparaîtra comme un bonhomme effaré et impatient.

L'avenir ? Une vie seule, à se battre contre le sort, contre le travail, contre deux mouflettes qui n'admettent déjà plus d'être réduites aux rôles de petites filles obéissantes et démodées.

L'avenir ? Un mur, contre lequel foncent, tête baissée ou les yeux grand ouverts, deux gamines et leur mère, un matin de mars ou un soir de novembre, face à un photographe mercantile qui n'en peut mais, qui doit bien nourrir ses enfants à lui parce qu'il n'a pas retrouvé son boulot en rentrant de cette guerre, là-bas.

Jean François

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Je suis Yves Gourmelen

Je suis Yves Gourmelen

Gourmelin en français

Yves Jean Louis Henri

Né à la fin de la moisson le 28/8/1919 à Erguy Gabéric, comme mes père Jean, grand-père Louis, arrière-grand-père Henri.

Une foutue tête de bois de breton.

Comme eux.

Ce qui n'a pas empêché mon père et mon grand-père de mourir et de mourir plus jeune que mon âge d'aujourd'hui.

Tous les deux cultivateurs du même lopin de terre du Finistère, au bout là-bas, battu par les vents.

Tous les deux ailleurs, et même pas ensemble, enfouis dans quelle terre étrange ?

Les ramènera t-on seulement un jour à la maison pour les enterrer chez nous ?

Ils se sont crevés à la tâche, et ont crevé tout court à la guerre avant de nous avoir vu grandir vraiment.

Crever pour crever, moi aussi j'y vais…

Enfin, je suis prêt…

Quand j'ai passé mon certificat d'étude à Quimper en 1933, je ne savais pas trop… Un copain rêvait de la Marine…

Deux ans après, j'ai obtenu mon diplôme de pointeur secondaire à Toulon, avec Yvon. Puis tout s'est enchaîné très vite jusqu'à mon diplôme de quartier-maître canonnier.

Ma mère était verte de trouille sous sa coiffe…

Je l'ai rassurée comme je me rassurais moi : on ne va pas s'en taper une deuxième tout de suite de guerre !

Je crois que c'est ma foutue tête de pioche qui m'a fait y aller, alors que j'étais pénard à continuer à cultiver si je voulais, ou à faire des charpentes chez nous.

Envie d'en découdre comme eux ; finalement, ce n'est pas Yves mon copain que j'ai suivi, c'est eux, eux que je n'ai jamais connus.

Leurs deux visages passent sur le mien au fur et à mesure que je vieillis disent les femmes de la maison.

Mais ça n'a pas suffi…

Demain, je serai comme eux, 720B35 c'est moi, je viens d'avoir mon ordre de mobilisation, et je pars à Brest embarquer…

Christine

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En boite

La Bretagne c'est chiant. Comme la pluie. En puis c'est plein de bretons. De bretonnes. Qui se reproduisent. Et que font tous ces bretons, toutes ces bretonnes, lorsqu'ils et elles se reproduisent ? Des petits bretons. Des petites bretonnes. Comme s'il en pleuvait. Vous parlez d'une fantaisie. À croire qu'ils n'ont que ça à foutre. Ou elles. En même temps, faut les comprendre, ils et elles vivent toute l'année au mois de novembre. Vous parlez d'un temps. Un novembre pluvieux. Un novembre à perpette. Un novembre de 366 jours les années bissextiles. Dans leur dialecte, le breton, ils et elles ont 735 mots pour pluie, 425 pour gris, 276 pour froid, 659 pour mouillé, 1 seul qu'on peut traduire, indifféremment, par soleil, beau, sec, chaud, ciel bleu ou agréable, mais qui est marqué dans le dictionnaire comme orig. lat., rare et litt.

Autant faire des bretons. Des bretonnes.

Je n'étais pas faite pour vivre ici.

Quand les bretons sont vieux, quand les bretonnes sont vieilles, quand ils et elles ne peuvent plus se reproduire, ils et elles vont taper sur du granit. Le granit ne leur a rien fait mais ils en ont des gros morceaux qui traînent partout. Vraiment partout. Sous des climats plus tempérés, casser du caillou est une punition mais pour les bretons, pour les bretonnes, le bagne ça leur fait des vacances. Quand on connait la dureté du granit, 6 à 7 sur l'échelle de Mohs, on ne s'étonne pas que leurs colonnettes, leurs tables de jardin, ne soient qu'à peine ébauchées. Ils y travaillent pourtant depuis plus de trois mille ans. Ils n'ont pas fini. Ils appellent ça des menhirs, des dolmens. En même temps, faut les comprendre, une table de jardin, pour l'utilité que ça peut avoir, en plein mois de novembre, y a pas le feu au raz.

Je suis née au bord de l'étang de Berre. Au chaud. À 1500 degrés centigrades. Loin des novembre en rafales et répétition. Je n'ai même pas de mot pour pluie dans mon dialecte. En même temps, faute d'appareil vocal, entre autres, je n'ai ni langue ni dialecte. J'ai grandi à toute allure. À peine sortie du gueulard, oxygénée à pleins poumons sur un lit de ferrailles, je me suis coulée en lingotière, l'élégance même, toute en voltes et sillons. Question fini, raffinement, tant pis pour ma modestie, c'est quand même autre chose qu'un bloc de granit, confusément dégrossi par trois mille ans d’opiniâtreté bretonne à fabriquer, en vain, du mobilier de jardin. Pour toute éducation, je suis passée par deux salons de massage. Un laminage musclé, à vous faire bramer, puis un second tout en finesse, douceur et volupté, de quoi parfaire une bobine enjôleuse, à damner l'un de ces saint aux mœurs brindezingues dont ils sont si friands, en Bretagne. J'ai quitté Lavera en train et dans ce très simple appareil, direction la Loire, sur les rives de laquelle je fus proprement emboutie, en tout bien tout honneur, après découpage. C'est à l'impression que j'ai tiqué. J'en aurais pleuré, si j'avais disposé d'un appareil lacrymal.

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Les bretonnes et les bretons disposent, eux, d'un appareil lacrymal. Ils s'en servent. Et bruyamment. C'est qu'à force de se reproduire ou de taper sur du granit, a fortiori les deux en même temps, il leur prend soif. Du coup ils et elles boivent. La tasse. Des tas de tasses. De l'eau salée quand ils et elles sont en mer, tout liquide qui n'a eau ni sel quand ils et elles sont à terre. Ou les deux. Inversement et concurremment. C'est qu'ils et elles craignent la sècheresse comme la peste. Plus que la peste. À 37 degrés centigrades de température corporelle, ils et elles suffoquent. En même temps, faut les comprendre, ils et elles ont en permanence la nostalgie de novembre. Même en novembre. Surtout en novembre. D'un novembre intérieur. Il n'y a jamais, selon eux, selon elles, de mois de novembre assez mois de novembre. Du coup ils et elles pleurent. Se plaignent. Très fort. Très très fort. En même temps, faut les comprendre, entre le vacarme des coups de burin sur le granit, et rentrer tard le soir chez soi, dans les brumes de novembre, par mer ou par terre, rehumidifié jusqu'à la moelle pour aller se reproduire, l'usage d'un avertisseur sonore, à très fort volume, peut passer pour une solution de bon sens, une question de survie. Ça distrait. Du coup, ayant observé le bruit que font les intestins gonflés d'un noyé lorsqu'on saute à pieds joints dessus, autre divertissement, ils et elles en ont fait un instrument. De musique. Pas de torture. Pour pleurer très fort. C'est un coussin péteur en forme de pantin, un noyé aux bras morts et maigres, ballonné du bedon, qu'ils et elles utilisent comme un déodorant, sous les aisselles. Ils et elles appellent ça corne de brume. Ou de muse. Enfin ça corne. Les virtuoses obsédés de l'instrument, il y a des limites tout de même, sont exilés dans des pays lointains, sans espoir de novembre, où ils jouent de cornes à muses si considérables, si rétives, qu'ils s'assoient dessus, une serpillère autour de la tête pour garder leur chevelure en novembre. On les appelle des cornacs. Oui, il y a des bretons partout. Même sous les bananiers.

Pour ma part, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, je me suis retrouvée fourrée de gaufrettes dans un magasin à bretonneries de Quimper, entre de la vaisselle marquée I LOVE BZH, et toutes les déclinaisons commerciales possibles du bonnet de bigouden, du cache-parapluie au préservatif. J'ai fini dans le buffet d'une vieille dame, le meuble, les crèpes en dentelles dans le buffet de la vieille dame, l'organe.

La vieille dame ne m'a pas jetée.

C'est que bretonnes et bretons n'ont pas de boites en granit. Des dolmens, des menhirs ou des dalles tombales, mais ni boite ni table de jardin, ni urne ni cercueil. Les gaufrettes disparues, je me suis retrouvée fourrée de reliques. En châsse. Bretons et bretonnes, mais pas qu'eux, sont très gourmands de reliques. Tous les humains le sont. Les pauvres.

Photos, papiers, médailles. Trois générations.

Livrets militaires, diplômes scolaires, carnets de rationnement, cartes d'identité, certificats, reçu de prêts, billets de soldes, passeports, permis de conduire, missels. Portraits.

Oui, j'ai oublié de le préciser, mais bretons et bretonnes sont des êtres humains. Des vrais. De la naissance à la mort et réciproquement, ou l'inverse, et non, comme disent les mauvaises langues, en dépit des apparences. Ou alors, en dépit des apparences, comme tous les êtres humains. Et c'est une marotte, un rêve, un péché mignon toujours recommencé de ces êtres humains que de plonger leurs mains dans la mer, d'essayer, en vain, défaite après défaite, d'en capter, d'en retenir l'eau qui fuit entre leurs doigts, de n'en tirer, poussière d'échec, souvenirs de larmes, qu'un peu de sel sur la peau.

Reliques.

Saisir ce qui n'a pour eux ni commencement ni fin ni durée et toujours leur échappe et toujours leur échappera.

Leurs vies.

Bernard C.

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BOITE AU TRÉSOR

lundi 23 octobre 2017

ORANGE QU'ON FIT


mardi 12 septembre 2017

LOVELY

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— il est costaud, hein… 14 degrés !

— moi, j’l’trouve pas trop chaud…

— je suis passé chez Madame Lecodet : « tiens, vous voulez pas goûter ? » elle venait d'ouvrir une bouteille… faut y’aller l’vendredi soir : elle fait péter les bouchons !

— moi je vais m'écrouler là… pffffff

— lecture collective ? (silence)

— tu aimes les caresses, toi… mmmmm

Foulant les violettes
la vache avance
quelle élégance

Il y a un pendu sur ce tableau… la dernière fois c'était un bateau

— Bernard c'était quoi ta question ?

— tu le sauras après… c'était sur Mal Valdrom…

— tu t'es fait rembarrer Clairelise ? (sourire)

— vous vous taisez, hein ! c'est la rentrée ! (sourires)

— est-ce qu'il peut le remettre ?

— si tu me sers un coup de pinard, ouais, pas de problème. (silence)

— bon je t'ai remis un coup de pinard… !?! (silence / musique)

— il est saxophoniste Valdrôme ?

— non, il est pianiste.

— ah ?

— C’est Arti Cheaf le saxophoniste ?

(musique)

— bon : faut que je me documente qu'un peu ! (verre de vin)

— euh… le nom du morceau c'est left alone ?

(musique / silence)

— je peux le remettre, hein !

— oui oui sauf si ça vous… ???

(musique again)

Bon… Jef avait dit qu'on ne pouvait pas écrire en écoutant de la musique… mais bon… je dis ça, je dis rien… mais qu'est-ce qu'ils écrivent tous ? il en remplissent des pages !!! moi, c'est pas mon truc l'écriture, peut-être ? rien ne sort… et si je faisais un petit dessin ? j'aime bien cette musique… Oh, Jérôme fait cuire du riz ! Bernard l'encourage et tourne en rond… Véronica pianote son téléphone… elle doit avoir terminé. Catherine relit son cahier en souriant… Jef remplit plusieurs pages en se tenant le front… Christophe fait une drôle de moue en écrivant avec son stylo à encre… et Gérard se tient le menton, pensif…

— ohhh ! c'est pas rose à l'intérieur !

— oui… en même temps c'est de la Badoit…

— ben… ça plombe bien l'atmosphère, hein, quand même ?

— il en a fait des glauques, aussi…

— des glaucomes ?

— vous voulez que je vous la remettre ?

— nooon : tu as lassé l'auditoire !

Claire-Lise

LE RETOUR DE LA CONSIGNE

*

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*

Ils viennent de prendre place autour de la table.

Alex : qui a préparé des propositions pour ce soir ?

(Silence général)

Alex : allons, Boris, toi qui as toujours de bonnes idées ?

(Boris ne dit mot)

Charlotte : il y a bien quelque chose qui m'avait plu, comme idée, mais je ne me souviens plus. J'ai pensé à cela l'autre jour et puis j'ai oublié.

Denis : on pourrait faire comme Pérec mais à l'envers : au lieu de « je me souviens… » on écrirait de petits fragments commençant par « j'ai oublié… »

Boris : bof, j'ai peur de la tentation de la banalité, genre « j'ai oublié mon code PIN », « j'ai oublié un rendez-vous »

Émile : nah, Boris… tu sais bien que nous avons un peu plus d'imagination…

Félix : d'imagination, d'imagination… c'est un peu facile, il vaudrait mieux une consigne plus explicite : j'ai oublié quelque chose que j'ai réellement oublié.

Gerard : comment veux-tu parler de quelque chose que tu as oublié puisque justement tu l'as oublié ?

Alex : c'est possible, par exemple j'ai oublié ma grand-mère sur une aire d'autoroute.

(Rires)

Denis : j'ai oublié d'où venait le vin que nous a fait goûter Émile la dernière fois…

*

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*

Boris : j'ai oublié le nom du pianiste qui accompagnait Billie Holiday

(Sur le mur un pendu a remplacé le bateau : strange fruit)

Charlotte : ça, c'est Mal…

(Ricanement de Félix, le seul véritable jazzophile du groupe)

Alex : c'est un peu facile aussi d'aller chercher des oublis qui ne disent rien à personne à part des spécialistes ! J'ai oublié comment résoudre l'équation de Schrödinger pour un électron se trouvant dans un puits de potentiel à une dimension et pourtant je me souviens que cela se faisait de façon élégante avec un crayon et du papier…

(Le chœur des autres : bouh ! Tu étales ta science ! Pédant ! Tueur de chats !…)

Félix : chut ! Je trouve que c'est une bonne idée, le « j'ai oublié… mais je me souviens… ». Par exemple « j'ai oublié qui a composé left alone, mais je me souviens d'un enregistrement avec Archie Shepp ».

Hélène : il faut se décider, on avait prévu 3/4 d'heure d'écriture avant d'attaquer le chili et voilà déjà qu'un petit quart d'heure s'est écoulé et on n'a même pas de consigne.

Denis : j'ai oublié le moment où l'on a cessé de consigner les bouteilles en verre, mais je me souviens des litres à étoiles… ça me plait bien…

Isidore : j'ai oublié qui devait apporter du whisky, mais je me souviens qu'on avait décidé « pas d'atelier d'écriture sans whisky ».

Boris : c'est pas « on avait décidé… », c'est Jef qui l'avait dit.

Charlotte : au fait Jef n'est pas là ?

Alex : zut, j'ai oublié de le prévenir…

(In petto : mais je me souviens que c'était son tour d'en apporter)

*

Consignateur des débats : Bernard G.

jeudi 16 février 2017

TRAVAUX LONG COURS

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Charlotte

vendredi 20 janvier 2017

RETOUR DE CONSIGNES

Consigne : « Bienvenue à… »

Bienvenue à Arjeplog !

Arjeplog est situé à mi-chemin entre Skelleteâ et Bodö. La route 95 qui les relie porta tout d’abord le nom de Silvervägen. Ce n’est qu’en 1975 que la route 95 fut asphaltée. Au nord-ouest d’Arjeplog, une petite route mène à Laisvall dont presque tous les habitants travaillent dans les mines de plomb. Tout cela est d’une beauté ineffable et vous êtes attendus avec impatience dans cet endroit oublié des dieux… et des hommes.

Consigne : Logorallye sur ouvrages de cuisine

Mon cher Spazziari,

Je suis allé rendre visite à la Mamia du pays basque qui est, comme tu t’en doutes, tout miel avec Monsieur Cabé. Te souviens-tu de Monsieur Cabé, ce vieil homme au teint sablé couleur de gingembre confit ? Il est célèbre pour avoir envoyé les fameuses boules de Berlin si loin qu’elles sont tombées dans les îles flottantes de Monsieur Pralus. Quelle ventrèche, restée dans toutes les mémoires du canton !

Revenons à la Mamia qui est — t’en rappelles-tu — belle et douce comme une dodine. Elle est toujours aussi bavarde qu’une barigoule, à croire qu’elle a été dans sa jeunesse piquée par un kalimutxo !

Après un repas frugal, nous avons comme jadis couru la garrigue à la recherche de girolles, de cogollos et de carmagnons. Hélas, trois fois hélas, en retournant une grosse pierre sèche, la Mamia a été mordue par des kokotxas. À peine trois minutes plus tard, son visage, son corps étaient couverts d’ognoasses et de pipasols. Une terrible odeur de ceviche mêlée de ttoro [sic] nous a envahis et je n’ai plus trouvé à mes pieds qu’une mare de piperade aux relents de vieux vinaigre balsamique de Modène. Quel choc !

Consigne : Pages arrachées à un journal intime

  • 12 décembre :

Déjà quatre jours de gel intense. Toutes les provisions ont gelé dans le grenier et ces fichus morpions qui braillent du matin au soir et du soir au matin.

  • 14 décembre :

Marinette maigrit à vue d’œil. Ces maudits cancrelats l’affaiblissent et la vieillissent chaque jour davantage. Bientôt elle sera plus laide que notre vieille jument. À propos de jument…

  • 17 décembre :

Nous avons sucé et resucé les os de la vieille jument depuis trois jours. Y avait rien à bouffer dessus de toute façon mais on pourra toujours mâcher le vieux foin à sa place. Et toujours ces maudits bâtards qui hurlent sans cesse à m’en crever les tympans !

  • 20 décembre :

Plus d’poules ni d’foin, ni d’lapins d’ailleurs. J’avions tout bouffé à des lieues à la ronde. Y a plus un goupil en chasse ni même un blaireau. Et ce gel qui fend les arbres et les rochers…

  • 22 décembre :

Ces racines sont abjectes et je vais y laisser tripes et ratiches. Ces maudits minuscules m’ont sifflé mon raton sous le nez, au moment même où j’allais l’engouffrer. Deux jours d’affût ! J’ai bien cru qu’j’allais croquer un des ces nains par mégarde. Ah, ah, ah, j’aurais pu n’en faire qu’une bouchée, du produit d’mes génitoires ! Ah, ah, ah… bouffer… un nain… rien qu’un nain… bouffer… viande de nain… manger… slurp…

Hervé

dimanche 11 décembre 2016

BIBLIOTHÈQUES MENTALES ET AUTRES TRAVAUX

Consigne : Bibliothèques mentales

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JJ

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Jef

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Clara

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Sylvie

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Christophe

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Veronica

Consigne : Dix choses que vous ne mettriez jamais chez vous

  1. de papier peint rose vif à grosses fleurs noires.
  2. de Rembrandt, j’ai pas les moyens.
  3. de méga tv à écran supra plat : 158 000 pouces et 1 000 000 000 de pixels.
  4. de photo de Donald Trump en cheveux — pléonasme — dans un cadre baroque blanc et or.
  5. de lino beige au sol et de moquette ocre au mur ensemble. Séparément, faut voir.
  6. de présentoir à pipes sur mon bureau, au1.dessous de mon Magritte.
  7. d’Henri II, III, IV…VIII.
  8. de couvercle de water illustrée par Vasarely.
  9. de pièce vide de livres.
  10. de cheval vivant, ça fait des saletés.

Catherine

samedi 19 novembre 2016

POÈMES EXQUIS

Consigne : composer un poème par collage d’extraits de poèmes.

Il fait jour à gauche Mais nuit complètement nuit à droite.
Ne pas retourner la nuit dans les bouges.
Encore le dernier reflux, le galet mort, le demi tour puis les pas vers les vieilles Lumières.

Jérôme

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Clara, Jérôme, Véronica

dimanche 6 novembre 2016

EXERCICE D'ADMIRATION

Consigne : admiration - tirage au sort : grand-père

Encore endormi, une voix de baryton qui se veut la plus douce possible et que je reconnais aussitôt, tonne à mon oreille : «  C’est l’heure, on y va. » Je vais me passer un peu d’eau sur le visage. Il règne une odeur de savon, son savon. Il a laissé son blaireau et son rasoir. Pas le temps d’essayer de m’en servir. Quand je serai grand… Je dois mettre mes bottes avant de le rejoindre au jardin. Elles sont posées à côté de ses souliers, ceux qu’il porte quand nous allons à la boulangerie. Ils sont noirs, tout brillants, tout propres et et dépassent de 2 fois mes chaussures. Quand je serai grand… « Tu viens ? » Je l’entends m’appeler. Je le retrouve au fond du verger et stoppe net à ses côtés. Toutes les bûches sont fendues, enchevêtrées, elles forment un tas à ses pieds. Il a fait tout ce travail tout seul avec la grosse hache à laquelle je n’ai pas le droit de toucher. Il n’est pas essoufflé, ni même en sueur. En souriant, de la main il m’invite : « à toi maintenant » Je veux l’aider à ranger les bûches. Trop lourde, je ne peux en porter qu’une à la fois au creux de mes bras. Quand je serai grand, je serai fort comme mon grand-père.

Sylvie

CARNET DE VOYAGE

Consigne : un carnet de voyage, une destination rêvée ou inconnue, accompagnée de la personne vivante ou morte de notre choix.

Un voyage à faire. Lequel ? Le monde est vaste et le monde m’appartient. Quoique. L’espace se réduit de plus en plus, me semble-t’il. Les aéroports, compliqué ! Les frontières, compliqué ! Les gares, compliqué ! Je pourrais faire un voyage autour de moi-même ou un voyage en moi-même. Compliqué aussi ! Des barrières, il y en a aussi. Des terrains minés, il y en a aussi ! Partir sur une île. Jolie, jolie. Mais pourquoi, pourquoi y faire ? Du soleil, des palmiers et puis quoi ? Un voyage à faire, j’en suis toujours là. Je pourrais partir de Saint-Jean-Pied-de-Port et remonter le GR 65. Pas maintenant. Je pourrais traverser la rue, m’installer de l’autre côté sur une chaise et regarder les passants passer. Changer de point de vue, se déplacer d’un lieu à un autre. « Tout est affaire de décor. Changer de lit, changer de corps. A quoi bon puisque c’est encore moi qui moi-même me trahis ». 1963 : je suis allée en colonie ; pas en Algérie, ni au Bénin. J’étais joyeuse, pleine d’excitation. Quelque temps plus tard, j’ai lu le panneau sur la route : Bacqueville-en-Caux. J’étais partie à 40 kms de chez moi. J’avais quitté ma maison, j’avais fait ma valise, j’avais ri avec d’autres gens, et revenue. Bref, je m’égare ! 2016 : je pars en voyage. «  Pars et surtout, ne te retournes pas ! » Destination, la Chine. La route de la soie, la dégustation de thé, la paille de riz, le chapeau chinois, les nouilles, le riz cantonnais. Balivernes ! Je suis là, sur ma chaise, le stylo qui dérive et mes yeux qui tracent la route sur la carte de la Chine. «  Partir, c’est mourir un peu ». Si je partais sur la lune, je mourrais sûrement. Je le suis déjà, d’angoisse. Voyage impensable pour moi. Mourir un peu, c’est laisser un peu de soi (pas chinoise celle là), un peu de ceux qu l’on aime (pas nehm, celui là). Celui qui est arrivé sur la lune, n’était précédé d’aucune trace. Le 1er pas c’était le sien. En Chine, des millions de pas. Alors, je continue à poser les miens. Avancer. Voyager léger, et pourtant chargée de tous ceux qui m’ont adressé leurs messages, leurs conseils, chargée de tous ceux qui m’ont vue naître. Je voyage avec mes morts, ils me portent. 22h10 : j’ai voyagé du nord au sud, de Jinzhou à Lincang ; j’ai voyagé d’est en ouest de Xiamen à Chengdu ; j’ai vendu des massages à Pékin et fait du Taï-Chi sous les cerisiers en fleurs à Shanghai. 22h20 : je reprends le train l’Orient Express. Je reviens vers ma maison, vers ceux que je connais. Qu’ai je découvert ? Qu’ai je appris ? Suis je différente ? Le temps a fui.

Sylvie

samedi 20 février 2016

3 LIVRES (EXTRAITS)

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1

Jésus prit la coupe, il la montra à ses disciples et dit : « prenez, et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'alliance nouvelle et éternelle qui sera livré pour vous et pour la multitude en rémission des pêchers. »

Je refermai. J'en avais trop bouffé. Ce déménagement était peut-être l'occasion de faire le ménage.

Hop, poubelle !

L'instant d'après je me ravisai. Mon ami Carrère avait visiblement épuisé toutes ses cartouches en matière de religion, c'était limpide pour lui. Tel n'était pas mon cas.

Cette Bible dans ce tiroir était pour moi une patate chaude. Trop tard pour la lire, mes convictions étaient faites. Mais Grand-Mère, mon aimante, croyante et dévouée Grand-Mère me l'avait offerte avec tant d'amour. « A mon petit ange, en espérant que tu en feras bon usage » avait-elle écrit sur la première page blanche.

Pour cette seule mais noble raison je décidai de conserver cette relique.

2

Steven saisit Samantha par les hanches. Ils étaient appuyés contre le capot brillant de la Ferrari, rouge comme le désir, qui reflétait ses beaux cheveux blonds ondulés.

Il l'embrassa soudainement avec passion. Des mois qu'elle attendait ce moment, qu'elle lui souriait dans ce bloc opératoire, espérant à chaque instant que le docteur Steven Jones comprendrait.

Elle pensait n'être qu'une infirmière anonyme dans cette clinique, une aventure de passage. « Samantha, lui dit-il, je vous aime ! »

De retour dans son cabinet, il lui commanda des fleurs. « Allo ? Deux roses ! »

3

Batard (n.m.) : Animal issu du croisement de deux espèces différentes. Se rapporte principalement à l'espèce canine.

Fig. : expression d'insulte dont l'objet est d'humilier un tiers. Ex. « Ce batard de dentiste m'a niqué une canine ! »

Batavia (n.f.) : Végétal comestible appartenant à la famille des salades.

Fig. : mensonge, affabulation. Ex. « S'ils croient que je vais avaler leurs salades ! » (J.J.Bourdin)

Bateau (n.m.) : dispositif flottant et équipé (« gréé ») afin de voyager par voie fluviale et/ou maritime. Syn. Navire, vaisseau.

Fig.1 : banal, commun. Ex. « Cet article ne m'apprend rien, tout cela c'est bateau ».

Fig.2 : mensonge improbable (v. salade). Ex. « Il est en train de me monter un bateau ».

Batracien (n.m) : Animal à peau lisse. V. Poulet.

Christophe

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mardi 15 décembre 2015

LETTRES À

AU « PARADIS DES ÂMES LIBRES », LA JEUNE FEMME RÉPOND À SON MARI…

Mon Amour,
Souvenir de toujours,

Tu es si beau lorsque tu dors
Ou que tu essaies, déjouant le sort,
Tu es beau car tu ne hais point
Ces hommes à qui tu t'adresses
Du plus serein de ta détresse

Je suis partie avec certains
Sans même en connaître rien
Sans même comprendre où nous allions
Je n'ai pas même senti les canons

J'ai compris face à ce jardin
Que du spectacle c'était la fin
Lorsque ces tueurs en retour tués
Se sont vus d'ici refouler
Ils ont plus bas rejoint les flammes
Qu'ils avaient eux-mêmes nourries
En vendant bien cher leurs âmes
Ils ont rejoint les intrigants de l'histoire
Inquisiteurs et déistes barbares,
Les gourous et les papes impies

Au paradis des âmes libres
Je veille sur ton coeur qui vibre
Encore avec celui de notre enfant ;
Qu' ensemble vous parliez aux gens
Dîtes-leur ces heures chagrin
Que la haîne ne mêne à rien
Qu'elle ne grandit les hommes jamais
Qu'elle ronge les communautés

Ma revanche tu as raison
Si l'on doit venger - mais à quoi bon
C'est qu'en musique je suis partie
Heureuse, sans souffrance à l'esprit


Tu es si beau lorsque tu dors
Veille sur notre ange, je chante encore...

Christophe

LETTRE DE MARIANNE À DIEU

Dieu,

Aujourd'hui, Tolérance ma soeur est en berne. C'est quand même trop souvent en ton nom, par toi, pour toi, que ça arrive tout ça.

J'ai longuement hésité à t'écrire mais ils te font toujours exister, alors... Voilà je t'adresse ce dernier courrier.

Pourtant on ne devrait pas t'en vouloir, tu n'y est pour rien, c'est eux, oui c'est eux les hommes, qui t'ont créé, enfin je dis ça, j'en ai souvent parlé avec Revolution, et puis l'inverse reste toujours à prouver, tu ne dis jamais rien non plus.

Elle n'est pas belle ton image tu sais. Soit sympa, fait qu'au moins une fois tu sortes de tes nuages ou comme Platée de ton étang sale et glauque et dis leur que tu n'es plus là pour eux depuis longtemps, que tu es une folle et moche mascarade, ça leur fera peur et peut être du bien ? Je ne sais pas moi, c'est bien là le problème, il faut peut être essayer. Les hommes ne m'ont pas demandé non plus de t'abandonner mais tu ne réponds jamais de toute façon et on s'évertue à te dire et aujourd'hui on me demande même de t'écrire... A quoi bon...C'est toi le responsable de tout ça ? Dis c'est toi ? Réponds enfin !

Dis leur au moins très fort : « TU NE TUERAS POINT » et avec tous tes noms s'il te plait et en toutes tes langues.

C'est bien les hommes qui font ça aux autres hommes et si tu as quelques pouvoirs sur eux, pourquoi laisses-tu faire ça ? C'est ignoble, pervers, méchant non ? Un test peut être ? Dieu, ils disent pourtant de toi que tu es amour, l'es-tu vraiment ? Réponds punaise !

Moi je tente depuis quelques lustres déjà, mais c'est encore tout frais, de leur dire que c'est possible de vivre ensemble, libres, égaux et de manière fraternelle les uns envers les autres, tu pourrais aussi me filer un coup d'main pour ça, mais non tu ne fais rien.

Toi qui est au ciel, finalement faut il que tu y restes ? Descend un peu pour voir ! Apporte tes preuves ! Travaille un peu ! Que fais tu contre l'ignorance, contre la haine, contre le mépris ? Serais tu finalement la véritable cause de nos malheurs pubics ?

Tu ne fais rien et tu me laisses tout faire, tout assumer. C'est moi que l'on attaque, que l'on blesse, tu cherches quoi au juste ? T'es jaloux c'est ça ? Oui tu es jaloux et tu en crèveras. Et puis, tu vois, je m'adresse à toi et en faisant ça je te rends présent, je te fais exister et même pas un petit signe, un sourire, une larme.

Oh et puis toi qui est au ciel, oui finalement restes y ! Je vais continuer de leur dire que l'on peut faire sans toi, d'ailleurs à force ils commencent à douter et moi le doute c'est ma science, ma joie. J'ai foi en eux, femmes et hommes. A chaque fois qu'ils tueront pour toi, je les renforcerai, ils gagneront en responsabilité et en fraternité. Enfin je tente de m'en convaincre aussi, au moins je tente quelque chose moi, oui je sais c'est pas comme toi, c'est pas parfait loin de là, j'ai fait beacoup d'erreurs aussi et je tente d'assumer mes responsabilités, parfois ça prend du temps, mais je ne me cache pas derrière un nuage moi !

Tu pourrais aussi leur dire que tu existes uniquement pour eux, à titre individuel, privé et que pour ce qui est de la vie en communauté, pour ce qui est collectif tu n'y entends rien de rien, que tu ne sais pas faire ! La preuve au regard de l'histoire... T'étais pas là non plus au Bataclan, ça ce saurait ?

Et puis à quoi bon, je n'ai pas besoin de toi en fait, Ferdinand disait que Laïcité ma soeur requiert Spiritualité. Et bien sache que Spiritualité n'a pas besoin de toi non plus. On peut faire sans toi et entre nous. Je suis jeune tu sais, persévérante, je lutte, je tiens bon, je fais plein de choses pour eux, je suis présente et toi tu es vieux, ailleurs, loin, tu es hier et je suis demain. Je ne t'aime plus. Je leur dirai non pas que tu es mort c'est trop facile et en plus ils ne me croieront jamais. Je leur dirait en revanche que le diable n'existe pas. Non, je vais leur dire que tu es bien vivant, que tu es bien là qui regarde sans rien faire, que tu as tout abandonné depuis bien longtemps, que tu t'en fiches d'eux comme de l'an 40, tu te souviens aussi de l'an 40, dis tu t'en souviens ? Et alors ils n'auront plus confiance, ils n'auront plus espoir en toi, ils se detourneront, ça prendra le temps qu'il faut et ça adviendra. Ils ne t'inviteront plus à leur table, tu seras seul. Et un jour, ils t'auront complétement oublié. Alors peut être qu'Espoir viendra car Esperance est morte. Ils choisiront ma voie et puis si ça éclate, si le chaos revient et bien on saura qui sont finalement les responsables, tu seras dédouané. Enfin voilà j'ai plein d'autres projets, des tâches à accomplir, j'ai à construire, à instruire et l'heure du repos n'est pas encore arrivée. Je te quitte.

Marianne.

Jérôme

LE PÈRE DU TERRORISTE À L'AUTEUR DE LA LETTRE

Bonjour Monsieur Leiris,

Enfin, je commence par bonjour, ce qui est idiot, car évidemment le jour n'est pas bon. Je dis Monsieur car votre lettre vous rend digne et m'oblige devant vous. J'ai envie aussi de vous appeler Antoine, car vous devez avoir l'âge d'être mon fils. Mais peut-être, je ne suis pas digne de vous et en tout cas, la relation entre nous rendrait mon expression trop difficile.

Vous avez écrit à mon fils et je vous réponds en tant que père. Puis-je en répondre d'ailleurs ? Mais, là n'est pas le propos. Enfin, c'est difficile d'échapper à cette question ! Mais votre femme, n'a pas échappé à la mort. Et je suis triste, si triste que mes yeux ne peuvent pleurer. Bien évidemment pas aussi triste que vous l'êtes. Toutefois, vous imaginez, vous, avoir un fils terroriste ? Excusez moi ! Ma peine de père ne peut couvrir votre peine de mari, votre peine d'amoureux, votre peine de père de Melvil. Mais, Melvil est là avec vous !

C'est terrible, j'en reviens toujours à moi ! C'est peut- être pour cela qu'il est devenu terroriste, du fait de mon égoïsme. Mais en fait, je ne faisais que courir après le travail pour nourrir ma famille, et vous savez, je n'ai pas fait de grandes études comme vous et mon fils non plus. Je dis bien, il est devenu terroriste car il n'est pas né avec la haine de l'autre. Je ne l'ai peut-être pas assez aimé. Vous, vous aimez votre fils. Vous l'écrivez. Quel bonheur ! Mais faites attention, il grandira. Un jour, il vous échappera. Enfin, je ne vous menace pas et n'ai aucun droit de vous donner conseil.

Mais je suis en colère, voyez vous ! Pourquoi avez vous laissé votre femme ? Pourquoi n'êtes vous pas allé avec elle ? Et si vous étiez resté tout les deux avec votre fils à la maison ! Ma femme à moi, elle reste à la maison. Et je ne vais pas invoquer Allah avec vous car tout journaliste que vous êtes, vous êtes éloigné d'Allah. N'est-ce pas ? Mais Lui vous voit, vous garde et Il vous a permis de veiller sur votre fils. Pourquoi Allah m'a puni ?

Monsieur Leiris, vous avez perdu votre femme. J'ai perdu mon fils. Nous sommes à égalité. Puisse un jour que vous soyez triste pour moi comme je le suis pour vous aujourd'hui.

Sylvie

mercredi 18 novembre 2015

POCHETTES SURPRISES

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Elle avait tout quitté. Le mari, l'appartement, les meubles. Elle laissait tout. Tout, sauf ses livres et une vieille couverture qui lui venait de sa grand mère. Dans la nuit, sous une pluie battante, elle traversait Le Havre en 4L pour le rejoindre. Le pare-brise trop petit l'agaçait. Les essuie-glaces ne chassaient pas assez vite la pluie. L'orage éclatait et son cœur explosait. Elle allait vivre avec lui, chez lui. Elle lui avait dit « je t'aime ». Ces mots avaient jailli de sa bouche. Elle ne s'y attendait pas. C'était la première fois. Les autres, elle les avaient aimés pour leurs yeux, leurs mains, leurs corps. Elle aimait faire l'amour. Jamais un « je t'aime » n'était sorti de sa bouche. C'était stupide et elle était remplie de bonheur. Il l'avait soulevée de terre, portée dans ses bras. Il lui avait dit « tu es comme un papillon ». Il écoutait le discours de Salvator Allende tout en longeant le bord de mer, son oreille collée à sa cassette. Il avait tout quitté. Il avait tout laissé. Tout, sauf ce discours d'adieu qu'il avait enregistré. Il était loin. Elle le regardait. Ses cheveux longs, noirs de jais, son tee-shirt délavé, ses tennis usées. La route avait été longue. Elle, en jean et pull-over rouge. Est-ce ainsi qu'elle lui avait plu ? Elle lui avait chuchoté à l'oreille qu'elle était mariée. Il avait plongé son regard dans ses yeux. Il ne le savait pas. Elle avait répondu qu'elle non plus ne le savait pas ! Et tout les deux avaient ri, pleinement heureux, d'être là. Elle avait trouvé une place pour garer sa voiture. Ses livres passeraient la nuit dans la 4L. Elle quittait un appartement haussmanien pour une chambre mansardée sans chauffage. Il partageait ce duplex avec des amis et avait choisi la chambre à l'écart des autres. Dans le salon au plancher qui craquait se trouvait un vieux canapé. Elle et lui, ses amis partis, préféraient s'installer sur le tapis devant la cheminée. Tout au long de la nuit, sans discontinuer, passaient les tangos du Quarteto Cedron et ils s'aimaient.

Sylvie

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EN ATTENDANT GELSOMINA.

Deux personnages attendent, Slame et Bucket. L'endroit désert est au bord d'une route. Auprès d'un viel arbre sec. Au loin, très loin, on distingue un chapiteau.

— Tu crois qu'elle viendra ?

— Qui ça ?

— Gelsomina.

— La p'tite avec un grain d'beauté sous l'œil gauche qu'on dirait une larme ?

— Oui. J'voudrai bien partager avec elle la valse de tout l'monde, pi j'aime bien moi la trompette, même quand ça couine.

— Pauvre enfant perdue... Attend encore un peu dit !

— Attendre, attendre, attendre ! On fait qu'ça d'attendre !

— Elle a le même chapeau qu'nous autres, le melon de d'la misère et d'la joie ! C'est vrai quand elle est là tout s'étoile !

— Tu vois... Toi aussi tu t'dis qu'c'est p't'êt' pas si mal, tout compte fait, si elle nous r'joint... Comme ça, Môssieur pourra dire : « Moi aussi je t'attendais ! ».

— Oui, bon, ben en attendant elle est toujours pas là ! Faut dire qu'ici rien ne peut arriver. Demain c'est aujourd'hui et avec un peu de chance hier aussi. Quand on n'sait pas ou on est, on n'sait pas non plus ou on va, surtout si on ne sait pas qui on est et qu'en plus on a envie d'aller nulle part... Alors j'attends. Le jour et la nuit. J'attends.

— Mais t'attends quoi au juste ? Je te dis qu'elle ne viendra plus maintenant !

— Hier l'arbre était sec et aujourd'hui il y a quelques feuilles. J'attends que les forts ouvrent leur cœur, j'attends que les briseurs de chaînes ne mentent plus et j'attends qu'un fou gracile nous illumine, j'attends que l'amour gagne et j'attends que la misère se taise. Alors j'attends.

— Ah ! Ben j'attends aussi.

— Elle est sur le chemin.

Jérôme

jeudi 15 octobre 2015

CANTINES

Filet typographique

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Pas à Tokyo même, un peu à l'ouest, je quittai la ville et remontai un sentier sinueux. L'herbe ondulante permettait aux pétales de cerisiers de s'envoler. Je passais le pont comme elle me l'avait indiqué. Entre les pans de bambous, je voyais l'eau claire couler, rebondissante sur la pierre grise, lisse à jamais. Quand j'arrivais le jour déclinait. Les lampions allumés de rouge me guidaient.

Je l'ai aperçue devant la vaste baie ouverte, ses lèvres peintes à demi-closes semblaient me sourire. Elle était petite, ses longs cheveux raides, noirs, s'étiraient devant sa poitrine qui semblait menue. Ses yeux, tels des amandes, cachaient comme un élan retenu.

De la main, elle me fit signe de me déchausser. Et soudain, tête baissée, je découvris un orteil, jailli de ma chaussette, qui révélait mon indécence.

Elle, dans sa grâce, à petits pas me conduisit jusqu'au milieu de la pièce et de nouveau me fit signe, pour m'asseoir.

La table veinée en bois de rose reposait à quelques centimètres du sol. Je restais debout, figé. Trop bas, trop étroit. Je la regardais faire, se baisser dans sa robe de soie rose, replier ses genoux et s'agenouiller pour prendre place. Tant d'aisance alors que mes ligaments ne croisaient plus sur mes rotules et que ma prothèse de hanche ne facilitait en rien cette assise !

Elle, patiente, pour ne pas m'indisposer, regarda dehors les lucioles voler. J'aurais voulu être une de ces âmes. Puis mes yeux s'attachèrent à la courbure nacrée de sa nuque alors qu'elle se saisissait de la théière. Après avoir éliminé le premier jet, elle remplit ma tasse. Un arôme fumé s'exhalait en une volute insouciante.

Comme pour saisir une fleur, je posais mes mains autour du petit bol en terre noire.

La chaleur du thé me fit lâcher prise. Le liquide inonda mon pantalon. Je criais : « J'ai des soucis, j'ai des soucis ! »

Tranquillement, elle se leva et ramena un petit plat rectangulaire de porcelaine bleue piqué de deux baguettes d'ébène.

Elle me dit : « Voici des sushis. Des sushis, c'est saké bien ! »

Sylvie

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J'y vais régulièrement. La première fois ce qui m'avait plu, c'est que les verres sont en fait des pots de confitures tous différents les uns des autres.

C'est une amie qui m'a dit : « Tu sais le bouche à oreille, c'est souvent comme ça, et puis un jour on se décide à y aller, c'est comme pour le steack d'argentine de CHEZ ANDRE, c'est tellement tentant, là c'est qu'à chaque fois le voyage est différent, c'est ça, là, ici, à cet endroit on y fait un vrai voyage »

La carte n'est pas figée : Trois entrées au choix, trois plats, trois desserts. En revanche le lundi ce sera toujours : Ravioli ! C'est ce jour seule chose immuable parce que les accueillants ont décidé que la vie sera toujours un long fleuve tranquille, dès le lundi. Ça nous rappelle la cantine, au dessert c'est compote avec un ménélik ! C'est pas cher le lundi c'est cinq euros, c'est juste pour être là et se remettre du week-end, commencer la semaine et questionner pour savoir quels seront les mijotés à venir, les thèmes sont piochés au hasard par les clients au moment de payer l'addition. Ça peut être alors : Saveurs des îles ou repas de couleur rouge le mardi, pot au feu de poissons ou mystères d'orient le mercredi, variétés de Sienne et de Pise ou repas tout à l'envers le jeudi, tarte au Maroilles et « Je mange sans les mains ! » le vendredi ou burgers japonais et « je choisis le menu de mon voisin »... On s'y amuse beaucoup. On y découvre, on y apporte ce que l'on veut y trouver et on y emporte aussi. On n'y va pas uniquement pour manger ou boire, sous l'assiette se cache un poème, un article, un morceau de texte,... Pour celles et ceux qui le souhaitent, il faut faire tinter son verre et alors le silence doit régner et tous doivent écouter l'orateur ou la lectrice du jour. Le décor aussi vaut le détour, des objets divers et variés, des livres, des tableaux, on peut ainsi pour une somme modique repartir avec un réveil de la marque DEP années quarante, une chaise industrielle de couleur jaune, une corbeille à fruit sans fruits, une plaque de rue Chevalier de la Barre, un morceau du crâne de Saint Bernard à l'âge de douze ans, la compilation complète en 78 tours de l'œuvre de Berthe Silva, un pot de moutarde Candy Neige, un batteur à mayonnaise de la marque ROWENTA de couleur orange, un œil de bœuf, un vrai ! (Et non pas la fenêtre de toit), des petits pots remplis de trucs ayant soit disant appartenus à Joseph Cornell, trois punaises rouillées, une agrafeuse américaine en forme de Sphinx, une collection de tesselles de faïence ramassées sur les plages bretonnes, des appareils de coiffeurs des années trente, une boite de droguiste du XIXeme siècle contenant des pièges à souris, un objectif photographique de la marque ROUSSEL STYLOR année 20, un dessin de Christophe, une sculpture de Jacques, un texte de Bernard, une photo de moi, un poème de JEF,...

On y vient aussi pour les ateliers, celui du samedi matin pour les cours de cuisine, pour l'écriture c'est en fin de semaine et tous les autres jours des vernissages d' expositions d'artistes du coin et plein de découvertes au rythme des associations qui viennent ici pour se réunir et débattre.

Hier, j'ai mangé du thon à la catalane et en dessert des oranges au miel et à l'eau de rose. Le vin du jour : un St Chinian 2013 des caves Augustin Florent.

J'ai lu une poésie de Maïakovski, l'assemblée était d'un coup toute penaude après ça ! Mais lorsque la dame au chignon dorée assise au fonds de la salle a lu une brève de Desproges, on a tous bien failli s'étouffer !

C'est un endroit accessible, un resto rigolo, un ailleurs qui fait du bien, un autre chez soi. La dernière fois, un client du lundi à tiré : Repas manouche ! Oh la la j'ai eu peur de devoir manger du hérisson, mais non ! Un goulash de macédoine, des fruits des bois et des musicos aux doigts souples étaient là qui faisaient sortir des nuages de leurs guitares rafistolées avec du chatterton ; En sortant j'ai pris bonne note des prochaines réunions, ateliers et soirées spectacles ; Il faut aussi que je réserve la salle pour un anniversaire, ça c'est possible aussi, on peut y tenir à cinquante facile ! Si vous souhaitez y aller, c'est pas loin, c'est tout à côté, ça s'appelle : « CHEZ TOI ».

Jérôme

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