Notre dépenaillé a des compères. De la hutte à tout faire coiffé toiture façon galure trempé, tôle et ardoise lasse avec charpente en sébile, cloison ciment ou bois si vermoulu pour béquille que les quatre lettres du mot bois en semblent superfétatoires ; et cette joyeuse équipe s'appuie au mur parpaings guindés béton amidonné plastron crépi d'une laverie automatique, telle bande d'ivrognes saouls comme cochons suspendus à la bouée d'un maître d'hôtel en frac.

Quant à savoir de quel tout fut ce fragment, pavillon, ferme, appentis, poulailler, cellier, etc., si tout il y eut et quel fut sa fonction, les archéologues que nous avons consultés en pensée se crêpent encore l'occiput sur le trottoir, telles harengères disputant le sexe des soles ou la fraîcheur des anges.

L'histoire toutefois tient en une phrase, bancale, banale. De la parcelle achetée pour la laverie seule une partie a été remployée, le reste, sans usage, sans fonction, abandonné tel quel, détruire coûte cher, à fortiori pour n'y rien faire. 

Leçon de choses ? Dans une ville aujourd'hui ces résidus sont rares, écrasés devrions-nous entrer dans nos ordinateurs. Souvenirs de palissades, terrains vagues, friches, tels qu'ils s'aperçoivent dans les films burlesques des années vingts, dans ces villes encore vécues comme aventures personnelles, collectives, et où les Charlie Chaplin, Buster Keaton, Harold Lloyd, Stan Laurel ou Oliver Hardy, flanquent une jubilatoire pagaille dans les belles ordonnances techniques, sociales, politiques, des maîtres d'alors. 

Aujourd'hui, quand dans nos villes paradent et pavanent mille commissions d'urbanistes, architectes, édiles, promoteurs, paysagistes, marchands de biens, qui décident désormais par leurs chicanes où tous vivent, un territoire nouveau, quand il n'occupe pas la totalité du territoire ancien, changement de fonction oblige, aligne dans son budget, pour les chutes d'espace que le nouvel ordonnancement impose, telle ou telle jardinière, carré de pelouse, pots de fleurs, pavés à l'ancienne, réverbères de même, bitume au moderne, etc. : « résidentialisation » comme ils jargonnent. Ces hectares de confettis décoratifs, maquillage ou lifting pointilliste du paysage, flanquent la nausée au flâneur cher à Nerval et à Baudelaire, jusqu'à l'hallucination. Le voilà qui déambule vomi au lèvres, dans un catalogue de papiers-peints pour agence de voyage, pieuse lecture sans échappatoire.

« Mais c'est propre et ça fait joli ! » clament ces administrateurs de l'espace, micro big brothers soutenus par le peuple en lutte brandissant Caddies® estampillés BRICODECO, JARDI 2000 ou COMPOST VERT & ROSE TRADITION DU LARZAC & TIBET JUMELÉS. Tous honnissent ces rognures qu'ils disqualifient de verrues, dents creuses, chancres, entre autres amabilités, et il est vrai que ces rebuts d'espaces deviennent souvent espaces de rebuts, une nouvelle fonction, une seconde jeunesse dans le crime contre l'hygiène et l'environnement, la décharge délictueuse.

Notre humble triangle cache une sournoise crapule. Avec du noir sous les ongles !

Coupable de lèse-majesté d'abord. Qu'un site, si riquiqui soit-il, n'arbore aucune des valeurs que ces Grandes Têtes Dures étalonnent, et voilà leurs positions, leurs avantages, leurs compétences de maîtres étalon qui paraissent contestées, qui apparaissent contestables. Pis, pour ces bonimenteurs de l'ordre, tout à leur batelage de cette vaste blague dont ils font leurs choux gras et nos soupes à la grimace, ces palimpsestes rappellent que sous la perpétuité à quoi ils voudraient nous condamner avec eux, sur la page qu'ils voudraient blanche, imprimée de leurs seuls hauts faits en lettres du capital, le vivant, le mortel, poursuit son bonhomme d'œuvre. Que les partages, les usages d'un espace, du foncier, sont passages d'une histoire, moments d'un récit en cours. Sont entrecroisements d'histoires, récits superposés, vies et légendes minuscules en trames et charpies serrées, points de suspension. Que les fonctions qui découpent, ordonnent, transforment un espace en territoire, de nos toilettes à l'espace national, sont transitoires, ni plus ni moins constantes, consistantes, qu'un château en Espagne, une patrie du socialisme ou un pavillon à 100000 euros.

Dans Espèces d'espaces, Georges Pérec rêvait « D'un espace inutile (…) Ç’aurait été un espace sans fonction. Ça n’aurait servi à rien, ça n’aurait renvoyé à rien. (…) Comment chasser les fonctions, chasser les rythmes, les habitudes, comment chasser la nécessité ? ». Les rebuts de territoires dans le goût de notre triangle, ni dedans ni dehors, au passé sibyllin, précaires et de mauvaise réputation, approchent sans doute ce beau rêve ; et en manière d'hommage, pourquoi ne pas rêver d'un itinéraire qui relierait dans notre ville, comme autant de stations, ces chutes éparses ? Un manteau d'arlequin ou paletot idéal en façon de promenade ?

Bernard Cattin