et sans un regard derrière toi
Croire que tu as pris la bonne décision, la seule.
Croire qu'il n'y en avait pas d'autres.
et sans un regard derrière toi
Croire lorsqu'elle t'a dit : C'est fini
.
Croire lorsqu'elle t'a dit (assise sur le lit sans te regarder, ses deux mains jointes sur sa jupe doigts entrouverts, paumes vers le ciel) : Je ne t'aime plus
.
Croire lorsqu'elle t'a dit (regard de pluie et voix coupée, lèvre que sa langue mordait) : Je ne veux plus faire semblant
.
et sans un regard derrière toi
Croire lorsque tu as entendu ce qui tombait au fond de toi.
Croire lorsque tu as entendu ce qu'elle dérobait de toi au fond de toi, toi debout dans l'embrasure au seuil de la chambre, toi tes clefs encore dans ta main, toi ton blouson encore sur ton dos, toi qui n'avait soudain plus même toi à remplir, toi soudain éviscéré, momie de cuir tremblant suant, toi qui n'avait donc jamais rien vu d'elle qu'un rêve, jamais rien vécu d'elle qu'un rêve, toi qu'elle venait de réveiller te vidant.
(mais réveillant aussi sa main, sa sollicitude sur ton épaule quand, avant, pleine nuit, sous vos draps, elle contre toi criant après un songe t'apaisait)
(Tu as fait un cauchemar ?
)
(vos embrassements)
et sans un regard derrière toi
Croire en un dernier mot.
Croire que tu as pu lui répondre.
Croire que, dernier soupir articulé carambolant tes dents, tes lèvres, tu as pu lui répondre : Je m'en vais
.
Croire que tu lui as tourné le dos.
Croire que tu es sorti de l'appartement, la porte doucement fermée, tes pas traînés sur les marches de l'escalier, dans le vestibule de l'immeuble, sur le trottoir dehors, ruine ambulante clignant des paupières, ruine ambulante par la lumière bléssée, ruine ambulante traînée jusqu'à sa voiture où tu étreins mains moites le volant, où respirer désormais ne va plus de soi, bouche bée, salive de sable.
Croire en l'irrémédiable.
et sans un regard derrière toi
Croire que tourner cette clef te rendrait la vie.
Croire que tourner cette clef te rendrait un corps.
Croire que des gestes anodins, le rituel sommaire par quoi se conduit une voiture, te restitueraient tripes et âme et boyaux, leur bêtise crasse, leurs illusions bornées d'avant.
et sans un regard derrière toi
Croire s'échapper.
Croire fuir rues, places, façades souillées de pied en ciel de ce que vous fûtes, son visage mille fois démesuré, ses mains sur ces murs, passants, vitrines, son rire sur le vacarme de cette ville.
et sans un regard derrière toi
Croire qu'un virage, un coup de volant, te basculerait enfin au fond d'un horizon sans fond ni mémoire, un horizon acéré, un horizon si coupant qu'il trancherait toi de toi-même, te laissant nu et neuf, sans elle absolument.
Croire fuir loin.
et sans un regard derrière toi
Croire fuir où vous n'êtes jamais allés.
Croire fuir vers les blancs de la carte que, vivant ensemble, vous aviez dessinée.
Croire en ces directions inconnues, ces noms étrangers, te cramponner à ces panneaux comme ton pied se cramponne à la pédale, tes mains sur le volant, bouée ou radeau, le dos raide à s'en tordre la nuque.
et sans un regard derrière toi
Croire à ces destinations de soleil ou de pluie, ces lointains, ces ailleurs pannoncés, promesses autoroutières qu'il y aurait un là-bas, un dehors à ta vie, un au-delà d'elle où d'elle nulle trace ni parfum, pas même un souvenir.
et sans un regard derrière toi
Croire t'ouvrir à un monde, à une vie sans elle, à ce que serait, à ce que sera ta vie sans elle.
Croire enfin respirer.
et sans un regard derrière toi
Sauf que c'est à chaque fois pareil dans ce temps blanc, sitôt crois-tu l'avoir balayée comme plan sur la table, le soleil jouant avec les tâches du pare-brise, que ta mémoire se déploie, vitupérante, postillonnant. D'abord souvenirs pâles et confus d'un éclat de geste qui blessa ton regard, le soupir d'une intonation, sa peau sur ta langue, puis, s'étalant plus au large, prenant ses aises dans l'atroce, souvenir au vu du bâtiment longé, dans l'interminable campement de hangars à enseignes géantes qui encercle cette ville, comme toutes les villes, au fond de la fosse à voitures et bitume, le caniveau d'aisance, par où tu fuis et par où s'écoule cette ville, comme toutes les villes, souvenir du Royal Académie Billard Deluxe, où toi contre elle, son dos enlacé, son souffle contre son souffle, tu lui apprenais les premiers jours de votre rencontre à frapper la boule en dessous, son rire contre ton rire, effet rétro.
et sans un regard derrière toi
Sauf que c'est à chaque fois pareil le même ralentissement sous le même portique luminescent, la même information clignotante : / accident à 7 kms / bouchon prudence / déviation obligatoire /
.
Sauf que c'est à chaque fois pareil la peur et la confusion devant les cones bicolores, à l'entrée de la bretelle d'échappatoire, la désolation de lire que tu reviens, que tu reviendras sur tes pas, à ton point de départ, là-même où elle est, là-même où vous viviez.
Sauf que c'est à chaque fois pareil à l'issue de la bretelle, au sortir de l'interminable virage serré, la voix dans l'autoradio crachotant qu'ils ont trouvé les cadavres, que tu as mis fin à tes jours après l'avoir assassinée, alors la brève et abjecte certitude qu'il te faut refaire, et refaire encore, et refaire éternellement, peine ad nauseam, le choix que tu n'as pas fait, l'irrémédiable que tu n'as pas choisi.